Les Khëradas avaient l'art d'amadouer l'ennui, pour ne l'inviter dans leurs demeures qu'au seul dessein de lui rompre le cou. Kethnyr, pour l'heure, jouait à la variante colorée d'un jeu de dames en compagnie de Myriadis, une Khëradas à la peau ivoire, aux yeux verts et aux cheveux d'ébène. Cette dernière possédait plusieurs traits peu communs à son sang, un calme saisissant, des membres grêles en dépit de sa silhouette élancée, et beaucoup plus de discernements que n'en avaient ses pairs dans l'assouvissement de ses désirs.

Myriadis n'en était pas moins l'une des enfants du dragon, assez pour avoir une vision des plus acérées de ses propres exigences. C'était cette volonté bornée qui avait poussé le roi à jouer cette partie qu'il était malheureusement en passe de gagner. Myriados était une tacticienne habile à ce jeu-là, et leur pacte stipulait qu'elle jouerait avec le roi jusqu'à ce que celui-ci la domine. Kethnyr n'était pas aussi doué que la tournure de la partie le laissait suggérer mais les gages incombant au perdant étaient de telle nature que tous deux s'échinaient à perdre.

Ce qui avait eu plusieurs conséquences. D'une part, la partie s'éternisait. D'autre part, les serviteurs se succédaient pour remplacer les verres vides et les plateaux de fruits dégarnis (l’œuvre de Glyn). Prétextant d'apporter un panier rempli de dattes et une carafe de sang frais, Geÿr s'était innocemment mêlé de la partie. Le héraut avait salué Myriadis avec une politesse exemplaire, rempli le verre de la Khëradas, et déplacé au passage au moins trois jetons.

La Khëradas avait posé sur le héraut cornu un regard insondable, celui-ci s'était fendu d'un sourire énigmatique. Kethnyr supposait que l'intervention de Geÿr visait à l'aider à perdre mais il avait également la certitude que si Myriadis ne s'en offusquait pas, c'était qu'elle le devinait bien incapable de saisir l'aide ainsi offerte.

Le roi hésitait sur la pièce à placer, sur sa couleur même. D'habitude, il se basait sur les couleurs qui l'entourait, mais ce jour-là, avec les jardins aux plants farouches pour seul décor, le vert revenait bien plus souvent que d'autres teintes. Glyn finit par déplacer un autre pion du bout du museau et la Khëradas le délogea d'un ferme coup d'éventail, sourcils froncés. De toute évidence, le petit dragon jouait mieux que son maître.

« Mon roi devrait peut-être abréger cette partie s'il décide recevoir ses visiteurs. » déclara Geÿr d'un ton égal.

Les regards des deux joueurs convergèrent vers lui, Myriadis ennuyée qu'on put lui voler son roi, le roi curieux que Geÿr soit venu l'avertir en personne. Accueillir des visiteurs, même inopportuns relevait très exactement de ses fonctions de héraut royal.

« Si c'est une ruse pour me ménager et repousser la victoire éclatante du roi, elle est indigne de vous. » répondit Myriadis.

Elle scrutait toujours Geÿr, cherchant signe de malice dans son attitude. Elle ne trouva que les manières appliquées d'un subordonné docile. Elle le connaissait trop peu, sans quoi elle aurait remarqué le signal presque imperceptible qu'il avait émis pour Glyn et empêché le petit dragon de dérober trois pions supplémentaires sur l'échiquier de bois.

« Je ne voudrais priver mon roi de votre attention. Désirez-vous faire porter un message concernant vos... disponibilités ? »

Kethnyr croisa le regard de Geÿr. Celui-ci lui évoquait son fils aux mauvais jours, Une attitude butée, une lueur de défi fermement ancrée dans ses yeux, bien loin de la connivence qui les habitait si souvent. Quelque visite que ce soir, elle n'était pas du goût de Geÿr et il ne s'en cachait pas. Toutefois, il la jugeait de suffisamment d'importance pour nécessiter de déranger son roi alors que ses projets du jour étaient plutôt simples : perdre contre Myriadis, et passer la soirée à se faire consoler pour ce triste état de faits.  

« Dites à mes visiteurs qu'ils peuvent attendre ou se présenter dans les jardins. » répondit simplement Kethnyr, avant de saisir un pion au hasard pour le poser sans plus de logique.

Après les interventions combinées de Geÿr et de Glyn, il était bien incapable de savoir comment gagner ou perdre la partie en cours. Le héraut se retira pour héler un serviteur et revint se mêler de surveiller la partie, au grand plaisir du petit dragon. Il prit garde cette fois-ci à garder ses distances. La patience de Myriadis était impressionnante pour une Khëradas, mais le héraut avait suffisamment de bon sens pour ne pas chercher à attiser sa colère véritable.

[i]Les minutes qui passaient lui semblait interminable.
Pourquoi donc était-ce si long ? Kethnyr ne la faisait jamais attendre... Saresha était toujours considéré comme une invité d'honneur, toujours respecté en fonction de son rang. La sorcière tournait en rond dans le hall, observant les grandes colonnes de marbre, les rayons du soleil qui filtrait dans le lieu et le rendait presque irréel par sa beauté immaculée. La Llorathi fini par se stopper et soupira. C'était long, bien trop long. Avait-elle déranger le roi dans son travail de souverain et qui donc nécessitait une telle attente ? Non, ont l'aurait prévenu sinon,. Alors qu'est-ce qui pouvait justifier qu'on la laisse ici comme une vulgaire paysanne ? Et si... et si Kethnyr la laissait ainsi volontairement ? Lorsque le domestique revint, Saresha posa sur lui son regard animal. L'humain expliqua que la sorcière pouvait attendre ici ou bien rejoindre le roi au jardin. Voilà un des lieux du palais qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de voir.. Le jardin.

« Soit, emmenez moi au jardin je vous prie. »

L'humain s'inclina avant d'ouvrir la marche. Il fallu quelques minutes à peine pour rejoindre le dit jardin. Immense, lumineux. L'air tiède était agréablement parfumé des dizaines de variété de plantes, d'arbres dont certains étaient facilement reconnaissable puisqu'on les voyaient aussi dans la basse forêt d'Elkantar. Le lieu offrait une vue magique de flore locale, un véritable régale. Saresha avança doucement, s'approchant des trois Kheradas présent au jardin. Le roi, Geÿr et... une femelle qu'elle n'avait jamais aperçu auparavant. Magnifique, cette femme avait de quoi faire de l'ombre à beaucoup d'autres, toutes races confondu. Cette simple pensées arracha un sourire sournois à la Llorathi. C'était pour elle un défi intéressant. Saresha saisit les bords de sa capuche et la bascula en arrière, dévoilant son visage et posa ses yeux d'or sur le souverain hybride.

« Mon seigneur... comme promis, je suis revenu à vous... »

Du haut de son petit mètre soixante, la mère supérieur du clan noir semblait minuscule face aux trois kheradas et pourtant, son charisme écrasant lui permettait de s'imposer aisément et de faire deux l'ombre à deux d'entre eux... mais pas au roi. Non, il en fallait plus pour faire de l'ombre à Kethnyr, et c'était là, tout l’intérêt de là chose... D'un ton mielleux et sournois, la sorcière murmura en posant son regard animal sur la femme inconnu.

« Je vois que sa majesté est... en très bonne... compagnie. Peut être ma présence ne tombe pas au bon moment... ? »

Kethnyr jouait ainsi qu'il le faisait le mieux, mu par une déconcertante entropie. Si le hasard le menait vers une victoire trop éclatante, Geÿr ou Glyn finirait par lui venir en aide, et retarder l'issue de la partie de quelques heures supplémentaires. Myriadis, quant à elle, n'était pas assez sotte pour ne pas voir le manège du roi, mais si elle feignait de ne pas remarquer cette tricherie éhontée, c'est qu'elle appréciait ce défi supplémentaire et se glorifiait de ce qu'il signifiait : le roi lui sacrifiait allègrement son temps si précieux pour le seul plaisir de jouir de ses gages et de remédier à la solitude de ses nuits.

Kethnyr fut surpris de voir Saresha pénétrer dans les jardins. Non réellement de la trouver dans son palais sans qu'elle ne l'ait avisé de sa visite ou sans que Geÿr ne l'ait explicitement prévenu, l'une et l'autre avaient de bien mauvaises manières dont il ne saurait les débarrasser, mais étonné car il aurait cru la sorcière de ces hôtes à préférer le luxe ostentatoire et inhabituelle de son palais, fruit de cette florissante effervescente qui en faisait le charme. Des herbes sauvages aux fruits sournois, il y en avait sûrement à foison là où elle vivait... Mais peut-être pas de dragon.

Glyn glissa un oeil intrigué vers la nouvelle venue. Le familier du roi avait d'agaçantes habitudes, au nombre desquelles figurait celle de feindre découvrir ceux qui l'indifféraient à chaque fois qu'il les rencontrait, ce qui lui donnait, à tort ou à raison, l'air de manigancer quelque mauvais tour.

Myriadis observait la sorcière avec un sourire poli. A sa place, la plupart des courtisanes du palais se seraient fendu d'un révérence gracieuse et se serait éclipsée, non sans une œillade pour le monarque. Il était vain d'espérer avoir l'exclusivité de l'attention de Kethnyr et, aussi désirable que put se montrer Saresha, elle n'avait jamais présenté un obstacle aussi important que celle que le roi se plaisait jadis à considérer comme sa dame. Beaucoup de Khëradas considéraient ainsi qu'il valait mieux attendre que la sorcière s'en allât, avec autant de morne résolution qu'on affronte une tempête. Myriadis ne se retira pas. Elle partageait avec la sorcière ce statut de conquête insolite, dont les faveurs se payent plus chères qu'on veut l'admettre.

Les deux femmes, aussi disparates qu'elles puissent être en dépit de leurs attraits, avaient un autre point commun, l'une comme l'autre indifféraient passablement Geÿr. Le héraut ne se cachait pas de préférer les formes généreusement offertes qui faisaient la réputation des femmes de son peuple, et ces deux dames-là étaient des fleurs de trop d'épines pour qu'il se risque à les cueillir. Moins par crainte du péril que par manque de goût, cela dit. Quitte à affronter poison et plante carnivore, il savait encore où trouver Ilyanid.

« Je m'étonne de vous voir si tôt. J'aurais cru que vous me laisseriez le désagrément de me languir de vous. » répondit le roi, saluant la sorcière d'un sourire en déplaçant une pierre.

Il aurait pu planter là Myriadis, oublier l'étrange créature qu'elle était pour jouir sans complexe de la compagnie douce-amère de la reine sorcière... Mais Saresha était du nombre de ses femmes qui se plaisent à se laisser désirer, et il y avait fort à parier qu'elle le ferait languir des heures durant, que ses motivations soient politiques ou purement fantaisistes.

Son héraut, égal à lui-même, feignait les bonnes manières avec une aisance déconcertante, et se permit tout à la fois de saluer Saresha et de lui proposer une coupe de vin. C'était cette impassible façade qui laissait à penser au roi que Geÿr eut pu achever les jours de feu son géniteur sans un haussement de sourcils.

« Ne soyez pas timide et joignez-vous à moi. Me connaissant, ne pouvez-vous convenir que je ne puisse avoir que de bonnes compagnies ? » s'enquit le roi tandis que Glyn démentait les propos de son maître en révélant une myriade de petites dents aiguisées.

Ainsi donc le roi des kharadjs ne c'était pas par langit de son absence . Elle ne le lui avait pas laissé le temps . Cette tirade arracha un rire amusé et malicieux à la sorcière qui darda ses yeux animaux sur le souverain.

« Allons, je suis parti il y a trois mois mon seigneur... Mais, je me doute que les nombreuses femmes qui vous rendent visite quotidiennement puissent aisément vous faire oublier mon absence. »

Elle s'empara du verre de vin proposé par Geÿr et le remercier d'un signe de tête et d'un regard Ô combien reconnaissant. Sa chevaucher l'avait affamé, assoiffé et plus encore. Portant le verre à ses lèvres, la reine dégusta le vin avec plaisir puis lâcha au roi.

« Navré, les jeux ne sont pas ce que je préfère, je n'aie pas la patience pour cela... de plus je viens de passer près d'une semaine à voyager pour venir ici... je sent le cheval, la poussière et... probablement d'autre chose. »

La reine s'approcha et déposa la coupe de vin vide sur le plateau de jeu, renversant les pions au passage et posa sur la Kheradas un regard malicieux et sournois avant de fixer de nouveau le roi.

« Je vous tiendrais compagnie quand j'aurais eu le loisir de me faire plus présentable... »

Elle leur tourna le dos, hautaine et ajouta.

« Puis-je donc rejoindre les appartements que vous avez eu la bonté de me prêter lors de mes précédentes visites... ? »

Elle n'était pas agréable pour un sou. Saresha en voulait à Kethnyr de ne pas l'avoir accueilli en personne et en plus de faire passer cette femelle aux dents longues avant elle. Non Saresha ne cherchait pas l'exclusivité, elle souhaitait juste être traitée en fonction de son rang, hors personne ici ne venait de la traiter telle une reine. Même Kethnyr n'avait pas fait l'effort de se lever pour l'accueillir. Rien que pour cela, la sorcière éprouvait une vive colère à son encontre... Rancunière comme pas deux, il était sûr que Kethnyr et sa compagne du moment subiraient la colère de la sorcière. Reste à savoir quand et comment....

Trois mois... Combien de "trois mois" avait-il vu défiler ? Trop peut-être, aussi peinait-il à s'en émouvoir, sinon pour laisser paraître un rictus amusé. La sorcière, ou son souvenir, avait bien hanté quelques conversations, de ces insinuations venimeuses qui remplaçaient les querelles qu'il n'avait jamais avec Geÿd.

A la remarque sur les femmes qui le sauvaient de l'ennui au quotidien, Kethnyr prit sur lui pour ne pas échanger un regard avec Myriadis. Mais ses pensées devaient être assez limpides car l'intéressée esquissa un sourire, soupçon d'écarlate sur sa peau ivoire.

« Vous auriez pu me faire gré d'une lettre que je pus lire sans cesse en souvenir de vous. » répliqua le roi.

Doléance éhontée, car Kethnyr était aussi peu susceptible de se livrer à ces jeux énamourés que Saresha à lui en fournir mobile. Et bien malgré lui, il avait gardé de la dernière visite de la sorcière un souvenir pérenne, bien qu'il se plut à en dissimuler la trace sous un bracelet étincelant.

Les évènements se précipitèrent. La sorcière mis à mal la partie, plaquant sa coupe au centre du plateau dans un charivari de pions contrariés. Geÿd écarquilla les yeux, bien incapable de deviner l'issue de tout cela, tant de la partie que de la joute verbale qui se jouait là. Glyn profita de la distraction du héraut pour boire à même la carafe de vin pendant que le roi se fendait d'un geste d'excuse, comme s'il était cause ou complice qu'une de ses hôtesses étrangères se comporta de manière si cavalière.

« Vaquez donc à vos ablutions, je crois que vous connaissez le chemin. »

Un proverbe Khëradas voulait qu'on sache toujours refaire ce que l'on avait fait dans le noir. Il s'appliquait à la sorcière, laquelle avait sans doute appris à se repérer dans le palais à la faveur de leur entretien passé.

Kethnyr ne congédia pas la sorcière, pas plus que celle-ci ne demanda congé. Il attendit néanmoins que celle-ci s'en fut aller pour se retirer à son tour, suivi par Geÿd et Glyn, l'un et l'autre accusateurs et insondables.

Livrée seule à elle même, Myriadis retira la coupe avec des gestes circonspect, comme on ôte une mouche morte d'un plat raffinée et la laissa choir dans l'herbe. Piochant des pions de diverses couleurs, elle regarnit l'ensemble du plateau ainsi qu'il l'avait été avant que Saresha ne vienne à s'en mêler.

Les doigts de la Khëradas filèrent, habiles et consciencieuses, alors qu'elle jouait les tours avortés, tant les siens que ceux de Kethnyr. La partie ainsi menée ne dura pas plus de quelques minutes, à l'issue desquelles, Myriadis avait indubitablement perdu. Elle quitta la le plateau, le laissant sans un regard en arrière, message ou lettre morte, cela lui était bien égal, à la vérité.

La Khëradas vivait mieux sa défaite que d'être contrariée dans ses desseins par une étrangère, d'assez peu d'importance pour le roi ne la salua pas, mais source d'assez grande satisfaction pour qu'il la quitta à son bénéfice.