Créature grotesque. Singulier paradoxe que d’être une dépouille déambulante. Silhouette famélique, tu n’aurais aucun mal à tromper un observateur lointain qui pourrait plaindre ce pauvre ère frappé par la famine.
En revanche, une confrontation face à face le détromperait rapidement, tant il est difficile d’ignorer que ton rendez-vous avec la mort a déjà eu lieu.
Comment pourrait-on faire abstraction de ta peau parcheminée, à la teinte ardoisée, rendue suintante par les dernières traces d’adipocère ? Vieux cuir décoloré, moulant les arrêtes de ton antique carcasse osseuse.

Toutefois, c’est sans doute sur ton regard que l’empreinte de la mort est la plus forte. Billes laiteuses et inexpressives, tes yeux exposent à la face du monde tout le vide de ton être. Pourtant, ils leurs arrivent parfois de s'iriser de teintes opalescentes quand l’éther afflue, tristes candélabres annonçant l’agonie d’un monde.

Oiseau de mauvaise augure, qui crois-tu tromper en arborant un tel plumage ? Tu accumule les textures et les coloris les plus divers et criards. Revêtant tantôt la tenue d’un roi d'antan, tantôt les frusques bariolées d’un mage loufoque, ton audace vestimentaire ne semble connaître aucune limite. A tel point qu’il n’est pas rare de te voir multiplier les accessoires les plus divers, combinant sautoirs, bracelets et autres couronnes, tel une bohémienne cleptomane.
Seul le claquement frénétique qui anime régulièrement tes mandibules, ou ta gestuelle à la fois saccadée et arythmique peuvent rivaliser en terme de fantaisie.

Peut-on dire que ta personnalité est toujours la même, quand tu te souviens de tout ce qui comptait pour toi, mais que cela ne semble plus avoir la moindre importance ? Tel un adulte qui retrouve le sacro-saint doudou de son enfance, mais n’y voit qu’un morceau d’étoffe élimé. Aucun affecte, aucun sentiment, juste un stimuli de plus pour ta mémoire.

Tu conserve certaines habitudes, conventions sociales établies, elles t’aident à trouver un semblant d’équilibre dans un monde qui n’a plus vraiment de sens.
Seules ta curiosité et ta soif de connaissances ont encore un sens à tes yeux ; même si elles sont plus motivées par ton ambition et ta soif de pouvoir, que par ton esprit scientifique d’autrefois.

Finalement, il n’y a plus que dans la contemplation passive des jardins et l’inimitable contact de l’éther que tu semble trouver une certaine forme de satisfaction. Obsession absurde et besoin primaire, seuls moteur d’une non-existence impie ?

La première chose dont je me souviens, est cette sensation oppressante. Cette impression étrange d’être plaqué contre une barrière, faisant pression de tout mon être pour qu’elle cède. Certains d’entre nous ont déjà réussi à passer et je sens leur appel, qui résonne au travers de leur vaisseau.
Comme soudainement harponné, je suis brutalement ramené dans ce plan que j’arpentais autrefois. Cadfan Nar’Aed, tel est le nom qu’on m’annonce être mien. Je suis confus, ma mémoire est lacunaire et je suis frappé de vertiges.

Il me faudra quelques temps pour retrouver mes esprits et être capable d’animer ce corps ayant subi les affres de l’embaumement. Qui suis-je ? Avais-je une famille ? Comment suis-je mort ? Depuis quand ? Les détails de ma vie personnelle m’échappe, mais ma mémoire est loin d’être aussi vide que ma tombe. J’ai de multiples connaissances, diverses, variées. Des avis aussi, sur ce qui est bien ou mal, sur ce que j’aime ou non. Toutefois, mes goûts semblent dénué de sens, ce que j’adore ou abhorre n’éveillant aucune émotion en moi.

Alors je me concentre sur mon savoir, qui semble utile à ceux qui m’ont ramené. Ne l’ont-ils fait que pour cela ?
Apparemment, nous sommes au beau milieu d’une guerre. Cela ne m’étonne guère, elles ne font que se succéder les unes aux autres. Cette fois l’histoire m’a placé aux côté de Llorathi et ses disciples, tandis que Marylla et les siens nous donnaient la chasse. Au terme de ce conflit, mon clan connu la défaite. Ce fut du moins la version officielle, mais nous savions nos opposants frappés d’une malédiction. Nous décidâmes donc de regagner l’ombre et de nous tapir, en attendant le moment opportun.

Ma route me mena dans les terres oubliées, entre le donjon Suz’neth et les marais de Dwalöm. C’est là que je fis la découverte d’un petit village, jouxtant un vieux monastère. Les stigmates défigurant les champs trahissaient le passage de l’une de ces pestes volantes. Affaiblie par cette attaque incendiaire, les survivants de cette petite communauté avaient dû succomber à une épidémie.
Alors que j’aurais pu traverser ce hameau sans me retourner, un détail attira mon attention. Il s’agissait d’une chouette clouée à la porte d’une grange. Je décidais de considérer cette découverte comme un bon présage et de m’attarder plus longtemps sur ces terres.
Depuis, je suis toujours installé là-bas, devenu bourgmestre d’un village peuplé de non-morts.  Âmes errantes, venues s’amasser en ces terres au fil du hasard. Il n’y a guère qu’une seule interdiction, priver d’éther la plante, aux larges fleurs rouges carmin, qui parcourt la façade de ma demeure. Unique entité débordant de vie à des lieux à la ronde, elle semble attirer à elle les voyageurs perdus, aventuriers et autres malfrats en quête d’un repaire, qui s’aventurent jusque là. Il va de soit que nous les accueillons à bras ouverts, tout disposé que nous sommes à leur faire partager nos linceuls...