Les Khëradas avaient su porter la débauche à de tels degrés de raffinement que s'enivrer une nuit durant pour finir dans les bras d'un parfait inconnu pouvait relever d'un art, d'un ballet parfaitement orchestré dont le moindre cahot relevait sinon d'un calcul, d'une subtile et délicieuse anarchie. Les invités qui s'en venaient au palais, qu'ils gouttent ou non à cette existence-ci, se voyaient choyés. Des chambres qui leur étaient attribués aux serviteurs polis et attentionnés qui leur étaient affectés, rien n'était laissé au hasard. De cette logique essentielle aux Khëradas, il était naturel d'offrir eau et nourriture, bain et parfum, parure et maquillage aux voyageurs épuisés qui gagnaient Adraes pour requérir l'attention parfois capricieuse du roi.

Tous, pour autant, ne désiraient pas se convertir aux festivités grivoises qu'appréciaient tant les fils du dragon. Certains se contentait d'un verre de vin coupée d'eau, grignotait du bout des lèvres, se couchaient tôt, seuls et sans remords et trouvaient plus de charmes à des vêtements épais qu'aux voiles vaporeux dont se paraient les Khëradas. Le palais d'Adraes se devait de disposer de suffisamment de stock pour satisfaire tous ses visiteurs. Le goût affiché des Khëradas pour la nudité et les formes dévoilées allait de pair avec un certain mépris pour la laideur corporelle et la pudeur mais il était impensable de se fâcher avec les royaumes étrangers pour si peu.

Aussi Kethnyr observait l'étalage d'un monstrueux manteau de fourrure, qui a lui seul avait dû signer l'arrêt de mort de la moitié des écureuils gris de la forêt d'Elkantar. Marmonnant son assentiment et indiquant à la délégation marchande que l'intendance verrait à leur régler les sommes dues (formule polie qui sous-entendait la survenue d'interminables marchandages), Kethnyr affichait un sourire crispé et ne pouvait retenir ses pensées divagantes. Personne au sein du palais n'aurait eu l'idée de s'attifer de la sorte. Il faisait parfois froid, dans les longs couloirs du palais d'Adraes. Les nuits d'hiver étaient froides, le marbre glacé, et trop fins les tapis savamment tissés qui le drapaient ça et là. Il y avait certainement des femmes suffisamment faibles pour se lamenter qu'il y fit si froid, mais c'était avant tout pour trouver quelque étreinte où consumer leurs nuits et non pour se voir refourguer un manteau poilu.

Le roi ne faisait que donner un avis, un accord de principe qui accentuait le prestige des marchands qui en bénéficiaient, et assurait au palais d'Adraes de disposer toujours de marchandises de choix. Certains traversaient la moitié du monde en espérant obtenir son aval et jouir de l'attention privilégiée de la clientèle princière des Khëradas. Ceux qui, comme le marchand humain aux manteaux de fourrure, ne vendait pas la marchandise appréciée et attendue apprenaient bien vite à s'adapter aux commandes et la mante rembourrée qu'avait aperçu le roi cèderait bientôt la place à sa version bikini, si la fibre du négoce plaidait en sa faveur.

Kethnyr accueillait la petite procession des marchands dans la grande salle du trône, en l'absence de sa cour. C'était là deux faveurs en une seule, que d'accorder à ces voyageurs lointains le loisir d'admirer la vaste pièce aux fenêtres immenses, aux tapisseries narrant l'histoire des Khëradas, tout en leur épargnant les quolibets acides de courtisans narquois. Ceux qui se voyaient accorder audience, et qui traversaient la salle entre les deux rangées de colonnes et l'oeil vigilant des dragons de pierre (un différent sur chaque colonne) avaient déjà été triés. Le roi les accepterait tous, à moins que l'un d'entre eux lui déplut particulièrement, et il laisserait à l'intendance du palais le soin de finaliser les détails.

Peu inquiet de désespérer les marchands ou artisans qui avaient tant lutter pour parvenir jusqu'à lui, mais le roi siégeait de manière décontractée, ses cheveux d'un blanc pur lâchés sur son dos nu, tout juste la taille ceinte d'un drapé vermeil et les pieds chaussés de cuir. Il ne portait pas de bijoux, pas même la couronne qui seyait à son rang et semblait aussi disposé à revêtir de fastueux (et couvrants) vêtements et bijoux qu'à renoncer au sabbat auquel l'avait invité une certaine sorcière.

D'un regard incisif, bien que lancé d'un oeil las, il écouta Geÿr lui énoncer le nom et les qualités de la dernière visite de la matinée. Une ostréicultrice aigue. Rien que ça. Avait-il l'air de quelqu'un qui passait son temps libre à enfiler des perles ? Sans se laisser désarmer le moins du monde, le héraut lui répondu par une riposte salace d'un niveau bien bas, mais avec ce talent oratoire qu'il avait, il parvint à ce faire au moment même où s'ouvrait en grinçant l'immense porte de la salle. L'aigue n'avait pas encore paru que Geÿr jouait déjà de ses mèches écarlates pour les glisser tantôt devant, tantôt dernière les cornes crénelées qui lui ornaient le crâne, activité infinie qui trahissait chez lui un signe d'intarissable ennui.

Le héraut partageait l'avis de son roi en matière de chiffon, c'était s'en soucier bien trop que de les regarder au lieu de les ôter.